La valeur sociale : de la rue au logement

Par André LEBOT
Ce billet est issu d’une transcription orale (interventions, interviews). Il peut présenter des redites ou des raccourcis qui étaient nécessaires à la compréhension orale de la pensée.
J’ai travaillé en tant que professionnel avec Caroline Urbain sur de nombreux projets. Jeune retraité de la fonction publique territoriale, je suis libéré de mon devoir de réserve. Même si ne vais pas m’en servir plus que ça, cela libère ma parole pour intervenir dans ce séminaire. J’ai travaillé, j’ai fait des études de philosophie, puis je suis passé à une pratique d’intervention. J’ai été à la tête du restaurant social de la ville de Nantes.
La personne handicapée et l’innovation sociale : d’une catégorie à un état
Si une personne en situation de handicap n’est pas forcément dans une situation d’exclusion sociale, parce qu’elles sont prises en compte dans les politiques publiques, les personnes en situation d’exclusion sont en situation de handicap, en tout cas au niveau des besoins primaires. Nous sommes dans la construction permanente de catégories. Et l’innovation sociale, ce n’est pas attendre des institutions qu’elles en soient porteuses.
De l’indignité à la disqualification sociale : une question de droit constitutionnel
Tout ça renvoie à la question du sens, me rapprochant de mes études. J’avais écrit : être à la rue, c’est indigne. Nous sommes tous d’accord. Tous les citoyens sont d’accord. Les deux derniers Présidents sont d’accord avec ça. Entre les deux présidents de la République successifs et les citoyens lambda, il y a un principe.
On voit qu’on va débloquer des tas de moyens pour un virus. Il était donc possible de le faire. Il y a bien quelque chose qui bloque dans la société sur le fait que personne ne soit à la rue.
Donc “coûte que coûte”, c’est dans la Constitution de 1945 ou 1946 (peu importe, ça fait un moment que c’est dans la Constitution) et on est dans une impasse car il y a une augmentation de la disqualification sociale. En termes d’apports théoriques, quand on m’a proposé cette responsabilité d’accueil de jour, de restauration, j’ai lu Serge Paugam. Il a travaillé sur cette question, il a éclairé ce qu’est la disqualification sociale et ses dommages collatéraux, et ces surtout sur ces derniers que l’on travaille.
Être à l’abri : des temporalités divergentes entre les institutions et les individus
La question d’être à l’abri pose aussi la question de pouvoir investir un logement. Et de s’y maintenir dans la durée. On est là avec une pluralité de personnes extrêmement différentes, qui sont pour beaucoup dans le non-recours. Cela nécessite souvent un accompagnement individualisé. Il y a également la question de la temporalité. Les propositions institutionnelles sont en décalage permanent, handicapant l’inclusion et l’accompagnement ; les propositions institutionnelles ne collent pas dans la temporalité avec les situations personnelles. Avant de partir en retraite, nous avons logé, (c’est une personne toujours logée) quelqu’un qui était à la rue depuis 40 ans, que je voyais tous les jours. Il n’était pas question pour lui d’avoir un logement. Quand il s’est fait agresser, cela a déclenché quelque chose, sur une mise à l’abri, c’est quelqu’un qui a 66 ans.
Comment adapter l’abri à la complexité des situations ?
Première chose, construire avec les personnes. Ça tombe sous le sens, mais on voit bien que ce n’est pas comme ça… Il y a des programmes pour entrer dans les cases. J’avais aussi la responsabilité d’un atelier de dynamisation à Nantes pour remettre les gens sur une activité, co-financé par le conseil départemental à hauteur d’un tiers du financement de cet atelier. Donc on rend des bilans, car il y a des financeurs. Ce sont des bilans qui sont pré-formatés avec des cases : formation professionnelle, retour à l’emploi… La plupart du temps, on les envoyait sur du soin, car il y avait un phénomène addictif bien souvent. Mais la case de la personne qui a décidé de se soigner, a entrepris des démarches, elle n’existait pas. Pourtant, on faisait ce travail qui permettait d’avoir une dignité.
Donc construire avec les personnes, multiplier les réponses innovantes qui répondent à des besoins. Ça veut dire soutenir financièrement, très clairement. Après, par qui, on va avoir le méli-mélo des personnes…
Est-ce que c’est seulement l’abri qui compte ? Est-ce qu’il n’y a pas autre chose ? Dans ce qu’on a pu travailler, les dommages collatéraux, résultant de la disqualification sociale, on a parlé du phénomène de non-recours. Il y a l’isolement, la question de la citoyenneté, la question de l’accès à la culture, l’image de soi, du bien-être, de l’estime de soi, tout ça est complètement dégradé. Une valeur sur un hébergement, ça ne suffira pas. Et il y a la question de l’activité. Être utile à rien, c’est encore plus disqualifiant, c’est encore plus difficile. Donc une forme d’inclusion professionnelle à trouver. Caroline Urbain a développé le concept… Les mots sont importants.
La symbolique des définitions est au cœur du sens de la construction des valeurs sociales et/ou sociétales. L’exemple que je vais donner, dans la fonction publique territoriale, le Centre d’action sociale de Nantes appelle les gens des usagers. Franchement, là, il y a un problème. Usager, « -er », mais quand même, symboliquement, il y a un moment, les usagers, on se dit que ça ne va pas, ce nom-là. Il y a des personnes qui disent : on est des passagers. C’est une petite croisière qu’on fait quand même chaque jour. Finalement, c’est ça dont on a envie, de n’être que passager. On est déjà bien usager comme ça, usé… Ce terme, pour le faire passer à mon institution, il a fallu que je demande à Johanna Rolland, dans ses discours… Bien sûr que c’est vrai, et ça passe encore difficilement, car les institutions, c’est lourd, c’est compliqué, mais elles trimballent des symboliques, et les mots ont un sens.
Donc en hybridation d’intervenants sur les lieux d’accueil, dans une posture d’aller vers les personnes, car les personnes en situation de non-recours ne viennent pas forcément vers vous. Pour manger, c’est vrai qu’avoir un restau, c’est pratique. Le maillage, il y a aussi du démaillage, en co-construction avec les lieux d’abri.
C’est quoi le terrain de l’urgence sociale ? Entre une coordination par le SIAO, le 115, l’aide sociale, sous les ordres du préfet, et les accueils de jour comme le mien, les associations hébergeantes, les maraudes, les événements autour de la misère, d’une façon générale, les actions solidaires, les gens qui sont concernés qui sont hors de tout ça, qui sont en squat, chez des tiers, ou dans la rue, qui ont-ils en face d’eux ?
Des institutions qui se dématérialisent de plus en plus. Ce n’est pas facile sans portable, à la rue. C’est pour ça que c’est important de reconnecter, aussi, tout ce monde-là. En face d’eux, il y a l’ARS, le conseil départemental, les centres médicaux-sociaux, la tutelle, la CAF, les bailleurs, les bailleurs sociaux, les associations reconnues, les associations pas reconnues, et une forme de veille de citoyens. C’est pour dire la complexité. La veille citoyenne, ça peut être les commerçants. Donc quelle coordination serait souhaitable pour atteindre les valeurs sociétales réelles ?
L’organisation actuelle d’une construction montre les limites de son efficacité. Repenser les financements, le maillage d’action, retrouver le cadre nécessaire à une politique lisible.
Peut-être réfléchir aussi à chaque ville a ses pauvres, chacun son CCAS, il faut métropoliser aussi l’action sociale. Ils viennent tous à Nantes, les gens.
Exemple de destruction de valeur sociale
Un SDF aujourd’hui qui fait le 115, en plein hiver, on lui dit : vous avez une place au foyer Blanqui à Saint-Nazaire. Très bien, mais on ne lui donne pas de billet de train. Il n’y va pas car il se dit qu’il va se “faire gauler” dans le train… C’est fini… Il y va, il se fait “gauler” dans le train, et le contrôleur va encore subir un gars qui n’est pas content. On se met autour d’une table, avec le CCAS, le SIAO, etc., on règle le problème. C’est terrible de donner une place à quelqu’un à 50 bornes sans lui donner les moyens d’y aller. J’en ai parlé aux élus, ça fait deux ans que c’est comme ça, ça n’a toujours pas changé. Il y a des choses très concrètes qui peuvent être faites. Mais il y a un millefeuille technocratique très coincé.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christine Lamberts (18 janvier 2021). La valeur sociale : de la rue au logement. ESO-GRAPHI. Consulté le 17 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/oits